Christophe GALLAZ – Philippe Grosclaude, 1997

Christophe GALLAZ

[…] Je ne suis ni critique d’art ni gardien de peinture (comme on dit gardien de prison ou gardien de musée), c’est-à-dire que je suis emporté non par ma science et ce que je serais tenu d’en faire socialement valoir aujourd’hui, mais par la vie dans son désordre ou selon ses propres voeux – comme vous.

Regardez les œuvres de Philippe Grosclaude […] et songez à la trajectoire de votre existence, et songez au passage de cette trajectoire dans notre époque. La fin d’un siècle. Du bruit, de la fureur, des miroirs, de la vitesse, de la publicité, les médias, et sous tout cela notre misère, notre courage de vivre et notre absence de courage de vivre ou notre absence de courage, l’Autre et nous-mêmes, nos jouissances, notre terreur de vieillir ou notre effroi devant l’éternité.

Rebobinez les années. Pensez à votre naissance puis à votre enfance. On commence par advenir dans le cadre. On provient d’autres images célèbres ou non, on provient d’autres familles, on provient d’autres styles, d’autres sociétés, d’autres peintres, du fond de l’Histoire humaine. Qui sommes-nous ? Quel est notre visage ? C’est ce qu’on essaiera toujours de savoir et c’est ce qu’on ne saura jamais. Ce visage change. Il apparaît, disparaît, se transforme, se laisse recouvrir, se dissimule.

Tri-angles, 1991/14

Regardez […]. Être là  sans en avoir l’air – ou l’inverse. Arborer parfois une physionomie qu’on croirait sortie d’un modèle archétypique, au front lisse et au nez aquilin. Arborer parfois la figure d’un autre homme ou d’une autre femme qui aurait pu paraître précédemment en tant que photographie dans un journal ou dans un magazine d’actualité, par exemple, et qu’on reconnaît comme étant la nôtre parce qu’elle souffre, hurle ou rit plus véridiquement que nous-mêmes ne parvenons à la faire dans notre propre vie. Ou encore arborer ce qui semble une absence de visage, seulement ses symptômes abstraits, sa mise en chair chromatique, seulement des couleurs et des épaisseurs sur la toile, seulement leur rythme, leur violence et leur tension vers l’impossible harmonie.

Voilà la peinture de Philippe Grosclaude. Les jeux du masque comme signe de notre difficulté, perpétuellement récurrente et combattue, d’être au monde. C’est un chant de vraie solidarité parce qu’il déploie sur un terrain non pas d’affirmation, ce qui nous rapprocherait de la solidarité militaire, mais sur un terrain miné, celui du réel, où chacun d’entre nous tour à tour advient puis se fait engloutir et même dissoudre par les formes et les teintes ambiantes, qui sont implacablement sereines, comme vous le savez, comme vous le voyez, sinon souriantes, de la fatalité.

Là […] au milieu de cette toile, cette ombre ! Et là, ce semblant de bouche ! Et là, cette tête ! Et cette trace de geste ! Et ce souvenir de passage ! C’est vous. Et là, c’est vous. Vous êtes reconnaissable, chacun d’entre vous. Vous voilà qui passez d’une toile à l’autre, d’un destin à l’autre, toujours le même, vaillants et désespérés, ou désespérés et vaillants. Le flux, notre époque. La vie, comme je disais tout à l’heure.

Sans titre, 1990/26

Christophe Gallaz – texte lu lors du vernissage de l’exposition au Château d’Avenches7 mai 1997

1 – Tri-angles, 1991/14 – pastel et crayon gras sur toile – 200 x 150 cm
2 – Sans titre, 1994/06 – pastel et mine de plomb sur papier – 45 x 34 cm