Géraldine PIGUET-REISSER

VAGABONDAGES

A celles et ceux qui s’aventureraient en peinture avec Philippe Grosclaude, déambuleraient en ses toiles, entre ces profils humains anonymes, je ne dirai qu’une chose : vous vous y abîmerez. Car la douceur des poudres de pastel n’y est qu’apparente. Elle sauve d’une réalité bien plus cruelle. Le bleu ouvert sur l’infini y est une nécessité pour ne pas sombrer. Les blancs estompés y sont autant d’espaces hurlant que tout n’est pas écrit. Que quelque chose reste ouvert, possible. A l’opacité du rapport à la transcendance se substitue depuis quelques années celui, horizontal, du rapport à l’autre. Dans ce qu’il a de plus abyssal. Les individus s’y croisent, porté chacun par la nécessité. Figurines découpées, catapultées dans une réalité qui ne dit pas son nom, par le hasard ou des dieux qui se jouent. Foules sans visages, dont les ombres poussent comme des arbres et sont porteuses d’une vérité plus grande. Leurs mains comme des racines cherchent le sol, appellent au retour. Isolés dans leur proximité, la distance qui oppose les êtres est immense. La peinture est dans une tension extrême. Elle lutte et semble vouloir se libérer constamment du cloisonné dans lequel on la contient. Gestes toujours maîtrisés où le pinceau et la craie s’agitent, souhaiteraient n’en faire qu’à leur tête, couvrent et découvrent. Car la peinture révèle comme une voyante le sujet à son auteur. Par-delà les couches superposées ou à travers elles justement. Traits de pastel poreux, fissures d’un pinceau blanc, usures des crayons de couleur sur la toile, traînées jetées au vent… Parfois aussi, toujours un peu, de-ci de-là des tâches de couleurs opaques : souliers qui marchent, valise qui s’en va, emmanchure en mouvement… Leur vivacité rappelle l’œil depuis ses vagabondages sur des lignes qui oscillent perpétuellement.

Il faut accepter de se perdre dans la peinture de Philippe Grosclaude. Le paradoxe y est permanent, on y marche à sens inverse. Ou à contre sens, c’est comme on voudra. Ce que l’on voit défie ce que l’on sait. Les corps suspendus au-dessus du sol. Des membres qui se croisent et inversent la perspective. Prendre ça aussi. Oui c’est ça… Accepter de ne pas savoir. Traverser les couches et oublier le fil. Penser que tout est perdu et pourtant espérer l’issue. Par de-là les couleurs et la peinture qui sauvent, comprendre qu’on ne sait pas où tout cela nous mène. Accepter que le chemin est celui où l’on se perd…

Géraldine Piguet – Carouge, le 20 janvier 2023

Philippe Grosclaude, Sans titre, 2019
Philippe Grosclaude, Sans titre, 2019 - pastel et crayon gras sur toile - 100 x 140 cm

Claude GFELLER

SIDEREAL

A notion of space

With your eyes closed, perspectives disintegrate in a continuous spatial exchange. The figure insistently looms large, justifying the cells that gather together and form an organic whole. History grabs hold of the figure, which is ready to divide and multiply in a beam of light that shows up uncertainties.

Sidereal, the universe of Philippe Grosclaude. Like the outline of a dream, open to speculation of all kinds and contradiction between shapes, a sort of catalysis located in the infinite, where masks filter into a referential history.

The masks of Philippe Grosclaude, like the geometry of his shapes, consist of an imaginary world based primarily on a generative and destructive being, concealed in a preponderant environment. These objectives are fostered by precise pictorial movements linked perfectly to expression.

Claude Gfeller
Curator of the Locle Museum of Fine Art

In exhibition catalogue, Philippe Grosclaude
Musée des beaux-arts de la Ville du Locle, 21 avril – 9 juin 2002

Chloé CHARMILLOT

Au travers d’une sélection de grands formats et d’estampes, la Galerie de l’ARTsenal à Delémont parcourt 30 ans de production du peintre et graveur Philippe Grosclaude. Des blessures intérieures aux faits sociétaux, l’artiste genevois fait de l’être humain le laboratoire de son art.

A Delémont, l’espace de la galerie est jalonné par une majorité de grandes toiles. En son centre, deux œuvres imposantes, quasi totémiques, sont suspendues dos à dos. A parcourir cet ensemble, dont la plus ancienne remonte à 1990, visiteuses et visiteurs peuvent observer les préoccupations de l’artiste. Philippe Grosclaude, né en 194[3] à Genève, puise ses inspirations dans la faille humaine. La fameuse blessure, celle qui interroge l’existence, tourmente l’esprit, l’entraine dans ses méandres et se prolonge dans les frasques de la société.

Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Genève, Philippe Grosclaude est un artiste chevronné, son parcours est marqué par de nombreuses expositions en Suisse, notamment au Musée des beaux-arts du Locle en 2002, mais aussi dans différentes galeries en Suisse romande et alémanique, dont la Galerie Courant d’art à Chevenez et à la Graf & Schelble Galerie. Son travail artistique est par quatre fois récompensé par la Bourse fédérale des Beaux-Arts et par le Prix Boris Oumansky. L’année passée, la Fondation Atelier Philippe Grosclaude est née. Située à Carouge et dédiée aux rencontres interdisciplinaires, la Fondation s’inscrit dans une démarche engagée pour la diversité de 1’art et de la culture.

Tag II, 1998

Une tension assumée

C’est dans le mariage de l’amplitude du geste et de l’agencement de formes abstraites géométriques que les peintures de Philippe Grosclaude déploient une tension assumée. Tandis que les dessins elliptiques ou ovoïdes verrouillent l’intérieur de la composition, les faisceaux tracés s’épanchent hors de l’œuvre. L’artiste est de ceux qui aiment transgresser les limites de la toile. Avec la confrontation simultanée des éléments clos a la fuite libre au-delà du cadre, les œuvres donnent l’impression d’irradier.

Génératrice d’émotions, cette résistance, ce double mouvement intérieur-extérieur témoigne de sa préférence pour les grands formats qui permettent l’accomplissement du geste. Cette amplitude s’accompagne d’un rendu d’exécution maitrisé, soigné. Les toiles ne sont pas le résultat d’un rapide achèvement, d’une fièvre de l’instinct, mais s’enracinent dans une nécessite intérieure constante et profonde. D’ailleurs, le dessinateur s’adonne à la réalisation d’une œuvre à la fois, et s’achemine dans sa création par strates successives. Une manière d’entrer dans la plénitude de l’acte, mais aussi d’accroitre une certaine consistance de l’œuvre.

Help, 2009

Pastel et vélin

Philippe Grosclaude est physionomiste des émotions. Ses personnages, d’une présence énigmatique et statuaire, ne sont pourtant pas contorsionnés. Ils oscillent entre absence de face et portraits masqués. Purifiés de détails, les visages qui s’effacent alimentent l’exaltation des sensations. C’est dans ses estampes, des monotypes d’un format réduit, que les portraits d’hommes noirs prennent une autre importance, plus directe.

Pour produire ses compositions aux accents graphiques qui évoquent la bande dessinée, c’est le fusain, le crayon gras et principalement le pastel qui sont utilisés, tandis que les gravures sont réalisées sur papier vélin. L’utilisation de ce papier, soyeux par sa texture, et du pastel indique un attrait pour le travail sensible de la matière. Celui dont la signature s’inscrit en pyramide manipule le bâtonnet de couleur pour sa propriété onctueuse. Le pastel offre un rendu plus suave, accentue la profondeur, charge les œuvres d’une douce intensité tactile. Finalement, si Philippe Grosclaude nous confronte à notre humanité, tant dans ce qu’elle a de plus intime que dans son universalité, son art semble être avant tout un outil d’expérimentation de sa réalité.

CHLOÉ CHARMILLOT


Le Quotidien Jurassien, n° 215, 18 septembre 2021

Delémont, Galerie de I’ ARTsenal
«Philippe Grosclaude – Pastels et monotypes»
septembre 2021

Sans titre, 2018

Chloé CHARMILLOT

Through a selection of large-format works and prints, Galerie de l’ARTsenal in Delémont covers 30 years in the career of the painter and engraver Philippe Grosclaude. From inner wounds to societal realities, the Genevan artist makes human beings the laboratory of his art.

In Delémont, the gallery space is punctuated with large-scale paintings on canvas. At the center of the venue, two imposing, almost totemic works are hanging back to back. The oldest piece of this group dates to 1990. Making their way around the show, visitors immediately pick up on the artist’s concerns. Born in 1947 in Geneva, Philippe Grosclaude draws inspiration from human failing. It is the famous wound, the one that questions existence, torments the mind and pulls it into its meanderings, the one that extends to the mischief and mayhem at work in society.

A graduate of the École des Beaux-Arts in Geneva, Grosclaude is a seasoned artist who has exhibited numerous times in Switzerland, notably at the Musée des beaux-arts in Le Locle in 2002, and in galleries throughout both French-speaking and German-speaking Switzerland, including the Galerie Courant d’art in Chevenez, and the Graf & Schelble Galerie. His work has been singled out four times for a Federal Fine Arts Grant and the Boris Oumansky Prize. Last year, the Fondation Atelier Philippe Grosclaude was born. Located in Carouge and devoted to cross-discipline collaborations, the foundation is part of an approach that is committed to fostering diversity in art and culture.

Tag II, 1998

AN ACCEPTED TENSION

By uniting the amplitude of gesture and the ordering of abstract geometrical forms, Grosclaude’s paintings wield a tension that is fully embraced. While the elliptical or egg-shaped drawings lock up tight the interior of the composition, the beams he traces on the surface spill out of the work. He is one of those artists who like to defy the limits of the canvas. With their simultaneous contrast of closed elements and a free unhindered flight beyond the frame, the works give the impression they are radiating.

Sparking emotions, this resistance, this dual inner-outer movement displays his preference for large formats that make sweeping gesture possible. This range is accompanied by a finish that is fully mastered, meticulously carried out. The canvases aren’t the result of a quick and clean execution, a fever born of instinct. Rather they are rooted in a constant and deep inner need. Moreover, the draughtsman focuses on producing one work at a time and proceeds in his artmaking by series of layers. A way of not only entering the fullness of the act but also increasing a certain consistency in the work.

Help, 2009

PASTEL AND VELLUM

Grosclaude is a physiognomist of the emotions. His characters, filled with an enigmatic, statuary presence, are not contorted. They vacillate between the absence of a face and masked portraiture. Stripped of details, the faces, which the artist works to erase, feed into an exaltation of sensations. It is in his prints, monotypes done in a smaller format, that the portraits of Black men assume another more direct importance.

To produce his compositions with their notes of the draughtsman’s art conjuring up graphic novels, charcoal, grease pencil and mostly pastel are used, while the engravings are done on vellum. The use of this paper, with its silky texture, and pastel indicates a penchant for sensitively working the pigment. He whose signature is inscribed in a pyramid wields the paint stick for its greasy quality. Pastel offers a smoother finish, accentuates depth, and fills his works with a soft tactile intensity. In the end, if Philippe Grosclaude brings us face to face with our humanity, in what is most intimate in it and its universality, his art seems to be above all a tool for experimenting in and experiencing his reality.

Sans titre, 2018

Le Quotidien Jurassien, no. 215, 18 September 2021

Philippe MATHONNET

The doubts and force of humans spring from the works of Philippe Grosclaude

BEAUX-ARTS – The Genevan artist hasn’t exhibited in French-speaking Switzerland for eight years. At the Musée des beaux-arts in Le Locle, he shows he has further enriched his talent with a palette of techniques, graphic styles and works that is broader than ever.

The doubts and force of humans spring from the works of Philippe Grosclaude

It has been eight years – since 1994 – that any gallery owner has exhibited Philippe Grosclaude work in French-speaking Switzerland. Now comes a show at the Musée des beaux-arts in Le Locle that trains the spotlight once again on this Genevan artist. With some sixty works that include large-format pastels and monotypes, as haunted as before but also filled with renewal. Where human beings still find they are confronting their own selves and the constraints wearing away at them. Energies and resistances welling up from the depths.

These forces suggest the tensions that are at work in the creation of pictures. For the artist, applying base coats means a long preparation of between twelve and fifteen initial glazes with him sanding the surface after each one. This is how he obtains from his large canvases the responsiveness he would get from a sheet of paper reflecting rather than absorbing the light from the powder of his pastels. It is an effect Grosclaude is particularly fond of, who concedes that “working slowly [he] needs that quick feedback, that technical and visual response that gives the impression the light is coming from behind the picture.” This demand in his work, this discipline “of doing,” as the artist puts it, is important to him.

Grosclaude works tirelessly eight to ten hours per day, sometimes more, including Saturday and Sunday, routinely. It is a matter of rhythm and ritual. And in this case there is something like meditation about it. He indeed sees himself as “a monk who is fulfilling his ministry.” “The continual need to work,” as he writes in an introduction to the booklet published for the show in Le Locle, consists in “establishing throughout your life your own relationship with the world and trying to make sense of the unsettling challenges that any human being faces over the course of his or her existence. Yet over time and with age – he was born in 1942 – a measure of peace accrues. Where earlier in his pictures two contrasting figures would give the impression of facing off while surrounded by sparks, in Transfert (2000), which was chosen for the poster, they now seem to be exchanging good vibes.

Vert-Peru, 1997

Just the same, Grosclaude isn’t about to take a powder to wander around in unreality. Quite the opposite. As Christophe Gallaz writes in the text Le secours that is included in the booklet, “Philippe Grosclaude attests to our difficulty of being in the world. But as he attests to it, he helps you (and himself) as much as he can. Are you lacking in those points of reference that define you as a social being in the heart of the city? There you see them, scattered over the canvas.” And you will find yourself sharing these sentiments. You will be astounded once again before Les Orgues de Manhattan (2001) and the smoking vision of their collapsed remains. Or enchanted by the three superimposed masks of Vert-Perù (1997), which connects you to the most generous of heritages.

Careful though, man is his own enemy. The kinds of architecture the artist introduces into his compositions praise humans’ capacity to build, including their aptitude to construct themselves, but in Ruche (2001), they decry their complacency in getting caught up in their own mazes and pointless rantings and ravings. The solution? Being open to other mindsets. That is the message of the Black faces looming up from Grosclaude’s pastel works. As he sees it, “The African continent is the continent of the future, the one that could effect the greatest renewal, thanks to its spontaneity and potentialities, which ask only to be realized.”

Les orgues de Manhattan, 2001/08

Moreover, the artist demands “the freedom of surprise.” That is one of the functions of his turning to monotypes, those prints that are obtained by inking a glass plate but without the printmaker ever being able to control the resulting image. Similarly the illustrations he reworks on the computer – he has a website, www. philippegrosclaude.com – then prints out as transfers for his canvas paintings allow him to scramble the sensations they cause. Grosclaude displays a mastery of a range and mix of techniques and graphic approaches (paint foams, contrasting and monochrome colorations, an impatient gestuality, precise line, use of the stump to blur and smudge) that breathe new life and force into anyone who lays eyes on his compositions.

Le Temps, 7 mai 2002

Christophe GALLAZ

Le secours

Vous vivez en ce début de XXIe siècle. Il y règne du bruit, de la vitesse, de la publicité, de la guerre, du mépris, de l’arrogance, du jeu criminel – et secrètement, par-devers tout cela, notre solitude intime au milieu de la foule, notre énergie machinale qui nous précipite en d’absurdes tâches, notre inculture face à l’Autre, nos jouissances volatiles et nos chagrins qui s’étirent, notre peur de vieillir et notre inaptitude à la mort: une désunion systématique des choses anciennes et des choses nouvelles.

Vous vous demandez dans ces circonstances: mais qui suis-je, au fond? quel est mon être vrai? quels sont ma maison, ma ville, mon pays? Si tout cela n’était qu’échos, masques et reflets? Si les rues qui m’environnent, l’alignement de leurs toits et l’envers de leurs façades, n’étaient que les éléments d’un décor illusoirement utile à mon habitat? Si mon passage dans l’Histoire des humains n’était que le fil d’un tissu général élaboré par le hasard, et mes congénères que le signe d’un amusement extérieur à l’ordre humain?

Dessin 1996

Si vous en êtes à ce point, contemplez donc le travail de Philippe Grosclaude. C’est une suite d’images simples à décrire. Ici, des voûtes en enfilade, serties dans une architecture indéfinissable. Là, des motifs géométriques et des volumes cubiques au milieu d’une écume et d’une couleur évoquant la mer originelle. Ailleurs, des visages qui paraissent émaner d’un modèle archétypique, au front lisse surmontant un nez aquilin. Ou de simples masses fluides suggérant des êtes absents, disparus ou jamais nés. Tels sont les jeux de la présence humaine, en voie d’apparition et d’effacement perpétuels, au milieu de ses décors artificiels ou rêvés.

Sans titre, 2002/02

Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile. Avez-vous perdu quelques fragments de votre propre silhouette? Vous les apercevez juste à côté. A vous d’arpenter la matière peinte, et d’accorder librement ce que vous y voyez. Songez seulement que les représentations du passé s’articulent plus fidèlement le présent se connaît mal au point de ne pas indiquer son propre avenir. C’est le jeu de notre époque. Ouvrez donc l’oeil exactement comme il faut, sans espoir excessif, mais de manière aigèe, et vous reprendrez vie. Cet art, comme tout miroir, porte secours.

In Cat.: « Philippe Grosclaude », Christophe GallazMusée des beaux-arts de la Ville du Locle, 2002

Christophe GALLAZ

Help, 2002

You are living now, at the beginning of the 21st century. The world is dominated by noise, speed, adversiting, war, contempt, arrogance and crime, and yet we are secretly governed by our intimate solitude in the midst of the crowd, our instinctiveenergy pushing us headlong into absurd tasks, our lack of education compared to the people around us, our ephemeral pleasures and our endless grief, our fear of getting old and our unfitness for the death: systematic disunity between the old and the new.

All of this makes you wonder: Who am I really? What is my true identity? Where are my home, my town and my country? Then you continue: And what if everything I see were just an illusion? What if it were just a series of echoes, masks and reflections? What if the streets around me, the lines of roofs and the backs of the houses were simply parts of the stage set deceiving me into thinking they are a necessary part of where I live? What if my passage througt human history were no more than a rhread from a huge piece of cloth woven together by chance, and if my fellow human beings were just the toys of something beyond the realms of humanity?

Dessin 1996

If this where you are, just look at the work of Philippe Grosclaude, a series of easily describable images. In one, a row of archways, set in an indefinable architecture. In another, geometric motifs and cubes surrounded by foam, the colour of the primeval sea. Elsewhere, faces that appear to emanate from an archetypal model, with smooth foreheads above aquilin noses. Or simple fluid masses hinting at beings who are absent, dead or were never even born. These are the games of the human presence, constantly appearing and vanishing again, in the midst of its artificial or dreamd-up settings.

Philippe Grosclaude testifies to the difficulty of living in this world. But as he does so, he helps you (and himself) as much as he possibly can. Do you lack those points of reference that define you as a social being in the heart of civilisation? You will find them there, scattered on the canvas. Have you lost some parts of your own slhouette? You will see them nearby. It is to you to survey the peintings and freely to assimilate what you see. Just remember that representations of the past do not faithfully articulate the present, and that the present does not understand itself well enough to point to its own future. This is the game of the present era. Open your eyes exactly as you should, therefore, without expecting too much, but attentively, and you will regain life. This art, like a mirror, will help.

Tri-angles, 1991/14

Christophe Gallaz, Help

In Cat.: Philippe Grosclaude, Musée des beaux-arts de la Ville du Locle, 2002

Philippe MATHONNET

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

BEAUX-ARTS – L’artiste genevois n’avait pas exposé en Suisse romande depuis huit ans. Mais, au Musée des beaux-arts du Locle, il montre qu’il a encore étoffé son talent, avec une palette de techniques, d’écritures et de propositions plus large que jamais.

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

Cela fait huit ans, depuis 1994, qu’aucun galeriste n’a montré le oeuvres de Philippe Grosclaude en Suisse romande. Mais voilà qu’une exposition au Musée des beaux-arts du Locle remet en lumière cet artiste genevois. Avec une soixantaine de travaux, réunissant grands pastels et monotypes, aussi habités que précédemment mais aussi pleins de renouveau. Où l’être humain se trouve toujours confronté avec lui-même, avec les contraintes qui le tiraillent. Des énergies et résistances qui sourdent des profondeurs.

Ces forces ne sont pas sans évoquer les tensions qui président à la création picturale. Ainsi, l’apprêt des couches de fond demande à l’artiste une longue préparation: entre douze et quinze glacis initiaux et autant de ponçages successifs. Ainsi obtient-il de ses grandes toiles le répondant que lui procurerait une feuille de papier n’absorbant pas mais réverbérant l’éclat de ses poudres de pastel. Un effet auquel Grosclaude tient particulièrement, concédant que « travailler lentement, il lui faut ce retour rapide, cette réponse technique et visuelle qui donnent l’impression que la lumière vient de derrière la toile ». Cette exigence du travail, cette discipline «du faire», comme le dit l’artiste, est importante pour lui.

Philippe Grosclaude oeuvre inlassablement, huit à dix heures par jour, parfois plus, samedi et dimanche compris, régulièrement. C’et une affaire de rythme et de rites. Et l’affaire ici tient de la méditation. Lui-même se voit comme « un moine qui accomplit son ministère ». Et si « la continuelle nécessité d’oeuvrer », comme il l’écrit en préambule du fascicule édité pour l’exposition locloise, consiste à « établir, à longueur de vie, sa propre relation au monde et tente de rendre compte des ébranlements que tout être subit dans sa traversée de l’existence », à la longue et avec l’âge – il est né en 1942 – s’engrange un gain d’apaisement. Là où, auparavant sur ses toiles, deux personnages opposés donnaient l’impression de s’affronter environnés d’étincelles, dans Transfert (2000), choisi pour l’affiche, ils semblent désormais échanger des ondes bénéfiques.

Vert-Peru, 1997

Pour autant, Grosclaude n’en est pas à vagabonder dans l’irréel. Au contraire. Comme l’écrit Christophe Gallaz dans le texte intitulé Le secours, inséré dans le fascicule: « Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile ». Et vous vous retrouverez à partager des sentiments. Vous serez à nouveau éberlué devant Les Orgues de Manhattan (2001) et la vision fumante de leurs restes effondrés. Ou enchantés par les trois masques superposés de Vert-Perù (1997), qui vous rattachent au plus large des patrimoines.

Mais attention, l’homme est son propre ennemi. Les architectures que l’artiste introduit dans ses compositions vantent la capacité de construction de l’humain, y compris son aptitude à se construire lui-même mais dans Ruche (2001), elles dénoncent sa complaisance à s’enferrer dans ses propres labyrinthes et vaines élucubrations. La solution? L’ouverture aux autres mentalités. C’est le message des visages négroïdes qui émergent des pastels de Groslcaude. A ses yeux, « le continent africain est celui de l’avenir, celui qui, par sa spontanéité et des potentialités qui ne demandent qu’à éclore, pourrait apporter les plus grands renouvellements ».

Les orgues de Manhattan, 2001/08

L’artiste réclame d’ailleurs «la liberté de surprise». C’est une des fonctions de son recours aux monotypes, ces estampes obtenues par encrage d’une plaque de verre dont on ne peut jamais contrôler le résultat. Au même titre que les illustrations retravaillées par ordinateur – son site www. philippegrosclaude.com -, puis transférées sur la toile par report, lui permettent de brouiller les sensations. Philippe Grosclaude à la maîtrise d’un éventail et d’un mélange de technique et d’écritures (écumes de peintures, colorations contrastées ou en camaïeu, gestualité impatiente, tracés précis, estompe) qui redonne souffle et puissance à quiconque regarde ses compositions.

Laurence CHAUVY

Philippe Grosclaude, pilot for turbulence

Layer by layer, the artist sets down his fears and obsessions, covers them over, freezes and fixes them to the canvas until he obtains a beauty like Baudelaire’s “dream of stone.”

A clash of titans, with shocks and stars; glacial landscape, white and blue, with the earthy hue of tree trunks to warm it; a circular movement made around a central motif, the human figure, where everything comes together. Philippe Grosclaude has concentrated on pastel since 1978 and his works in that medium denote a style and accordingly are immediately recognizable (even independent of their signature, which combines the stamp and the artist’s name). And yet they defy easy description!

L'ange, 1990

THE BALANCE OF TENSIONS

Let’s lay out the terms rather that come to mind when we look at these paintings. Beauty, first of all, clear and unmistakable; melancholy, the melancholy that follows tragedy; the worry of someone who has learned not to cling to his fears; the silence that follows the scream. The patient working of pastel, which is applied in dozens of layers that are set in place each time, surely contributes to this pacified mask, where the various tensions balance one another. Layer after layer, the artist sets down his fears and obsessions, covers them over, fixes them to the canvas until he obtains a beauty like Baudelaire’s “dream of stone.”

Anonymous figures with hooked noses and heavy eyelids haunt these compositions, which are otherwise abstract. There is an everybody and a nobody, Quelqu’un (1993), some Duo (1992), a nameless Portrait (1993); there is the face of Aube (1993), the apparition of L’ange (1990), and especially the Emergence (1993) of something. Indeed, the images express a gush of sudden stars, the beginning that is suggested by the skin of an egg, the pressed-out juice of bunches of protean grapes. Sometimes a juice has been spread over the surface as in drip painting, a mechanism that is used with restraint. The restraint of effects of pigments and colors, of symbols, of the gesture itself – these elements characterize an art that is discreetly generous or generously modest.

Ils sont, 1993/1

PUBLICATION OF A MONOGRAPH

Philippe Grosclaude is exhibiting for the fifth or sixth time at the Anton Meier Gallery; the first time Meier showed his work was twenty years ago in Carouge, where the gallerist had his space, and where the artist can still be found working. Born in 1942, Grosclaude studied fine arts in Geneva and obtained three federal grants before going on to exhibit in both German Eastern and French Western Switzerland. Today Éditions ABC in Zurich is bringing out the first monograph devoted to him, the work of Françoise Jaunin. A mid-career appraisal of a body of work that continues to evolve and still favors forms that are “rounded, elliptical, parabolic, trapezoidal, or tapering at both ends,” according to Fritz Billeter, who wrote the preface. Visitors to the gallery won’t miss the opportunity to venture into an adjoining space to take a look at the large-format works. Elsewhere applied to paper, paper board, or wood, here pastel covers stretched canvases where expanding forms are at liberty to stretch out and spend a potential energy that remains perfectly controlled.

FINE ART Exhibition in Geneva and monograph for Grosclaude
Journal de Genève
, 19 March 1994

Christophe GALLAZ

[…] Je ne suis ni critique d’art ni gardien de peinture (comme on dit gardien de prison ou gardien de musée), c’est-à-dire que je suis emporté non par ma science et ce que je serais tenu d’en faire socialement valoir aujourd’hui, mais par la vie dans son désordre ou selon ses propres voeux – comme vous.

Regardez les œuvres de Philippe Grosclaude […] et songez à la trajectoire de votre existence, et songez au passage de cette trajectoire dans notre époque. La fin d’un siècle. Du bruit, de la fureur, des miroirs, de la vitesse, de la publicité, les médias, et sous tout cela notre misère, notre courage de vivre et notre absence de courage de vivre ou notre absence de courage, l’Autre et nous-mêmes, nos jouissances, notre terreur de vieillir ou notre effroi devant l’éternité.

Rebobinez les années. Pensez à votre naissance puis à votre enfance. On commence par advenir dans le cadre. On provient d’autres images célèbres ou non, on provient d’autres familles, on provient d’autres styles, d’autres sociétés, d’autres peintres, du fond de l’Histoire humaine. Qui sommes-nous ? Quel est notre visage ? C’est ce qu’on essaiera toujours de savoir et c’est ce qu’on ne saura jamais. Ce visage change. Il apparaît, disparaît, se transforme, se laisse recouvrir, se dissimule.

Tri-angles, 1991/14

Regardez […]. Être là  sans en avoir l’air – ou l’inverse. Arborer parfois une physionomie qu’on croirait sortie d’un modèle archétypique, au front lisse et au nez aquilin. Arborer parfois la figure d’un autre homme ou d’une autre femme qui aurait pu paraître précédemment en tant que photographie dans un journal ou dans un magazine d’actualité, par exemple, et qu’on reconnaît comme étant la nôtre parce qu’elle souffre, hurle ou rit plus véridiquement que nous-mêmes ne parvenons à la faire dans notre propre vie. Ou encore arborer ce qui semble une absence de visage, seulement ses symptômes abstraits, sa mise en chair chromatique, seulement des couleurs et des épaisseurs sur la toile, seulement leur rythme, leur violence et leur tension vers l’impossible harmonie.

Voilà la peinture de Philippe Grosclaude. Les jeux du masque comme signe de notre difficulté, perpétuellement récurrente et combattue, d’être au monde. C’est un chant de vraie solidarité parce qu’il déploie sur un terrain non pas d’affirmation, ce qui nous rapprocherait de la solidarité militaire, mais sur un terrain miné, celui du réel, où chacun d’entre nous tour à tour advient puis se fait engloutir et même dissoudre par les formes et les teintes ambiantes, qui sont implacablement sereines, comme vous le savez, comme vous le voyez, sinon souriantes, de la fatalité.

Là […] au milieu de cette toile, cette ombre ! Et là, ce semblant de bouche ! Et là, cette tête ! Et cette trace de geste ! Et ce souvenir de passage ! C’est vous. Et là, c’est vous. Vous êtes reconnaissable, chacun d’entre vous. Vous voilà qui passez d’une toile à l’autre, d’un destin à l’autre, toujours le même, vaillants et désespérés, ou désespérés et vaillants. Le flux, notre époque. La vie, comme je disais tout à l’heure.

Sans titre, 1990/26

Christophe Gallaz – texte lu lors du vernissage de l’exposition au Château d’Avenches7 mai 1997

1 – Tri-angles, 1991/14 – pastel et crayon gras sur toile – 200 x 150 cm
2 – Sans titre, 1994/06 – pastel et mine de plomb sur papier – 45 x 34 cm